e XVIIIe siècle, siècle des Lumières et de la Révolution, avait porté l’espoir d’un mieux dans la condition humaine. Le XIXe siècle, celui de la révolution industrielle, avait amené un accroissement considérable de la richesse, souvent au prix fort payé par la classe ouvrière ; le siècle a aussi été celui des utopies socialistes et l’affirmation de l’État-nation. Le XXe siècle a été celui du désenchantement en dépit d’une richesse matérielle jamais atteinte. Deux guerres mondiales, des génocides à grande échelle, la montée des régimes totalitaires, la technique et la science au service d’un progrès glauque à la Orwell. Ce désenchantement et cette désillusion, Olivier les a traduits dans son œuvre. Une vision tout entière dans le cinquième mouvement « envoi » de son concerto pour violoncelle (dédié à Henri Demarquette « par la chute d’Adam1 ». Comme dans la « marche funèbre de Siegfried » le long intermède musical du « Crépuscule des Dieux » de Wagner, l’auditeur saisi par la beauté crépusculaire est plongé dans une musique dont on ne sait si elle conduit vers la lumière ou les ténèbres. Tout l’art de Greif a résidé dans la tension de cette ambiguïté.
Olivier Greif a traversé la seconde moitié du XXe siècle. Né à Paris en 1950, il y meurt subitement en 2000 (d’une cause indéterminée). Pianiste précoce, il est attiré par la composition dès son plus jeune âge. Le premier opus de son catalogue date de 1961. Premier prix du Conservatoire de musique de Paris (composition) en 1967, il continue sa formation à la Juilliard School de New York auprès de Luciano Berio, qu’il a rejoint en 19693.
Olivier Greif ressemble à monsieur Teste de Paul Valéry4 :
Si j’avais décidé comme la plupart des hommes, non seulement je me serais cru leur supérieur, mais je l’aurais paru. Je me suis préféré. Ce qu’ils nomment un être supérieur, est un être qui s’est trompé. Pour s’étonner de lui, il faut le voir, — et pour le voir il faut qu’il se montre. Et il me montre que la niaise manie de son nom le possède. Ainsi, chaque grand homme est taché d’une erreur. Chaque esprit qu’on trouve puissant, commence par la faute qui le fait connaître. En échange du pourboire public, il donne le temps qu’il faut pour se rendre perceptible, l’énergie dissipée à se transmettre et à préparer la satisfaction étrangère. Il va jusqu’à comparer les jeux informes de la gloire, à la joie de se sentir unique — grande volupté particulière.
Olivier Greif explore de nouveaux territoires musicaux, mais son œuvre est peu jouée et il n’est pas reconnu par l’avant-garde. En 1976, il confie « tout le monde sait où est l’avant-garde : il y a des concerts où on est sûr d’en entendre. Or l’avant-garde, par définition, personne ne peut prévoir où elle va5. »
L’œuvre entière semble marquée par le sceau de la mort, la douleur, les tourments : sonate de guerre, office des naufragés, la bataille d’Azincourt, bombes sur l’Angleterre (reprenant le texte de Wilhelm Stöppler dans la chanson des pilotes de la Luftwaffe, le titre original « Bomben auf England » étant détourné en « Bomben auf Engelland », bombes sur le pays des anges), fugue de la mort, la danse des morts, chants de l’âme, requiem. En bref, il ne faudrait pas écouter Greif un jour sombre d’hiver ou lors d’un coup de déprime.
La bataille d’Azincourt
Dans la « battle of Agincourt » (1995-96), Olivier Greif met en musique des images que lui inspire la célèbre bataille d’Azincourt durant la guerre de Cent Ans (1415). Il brode (ou cite) sur un vieil hymne de la liturgie anglicane. Azincourt fut une lourde défaite pour les troupes royales françaises face aux troupes anglaises conduites par le roi Henri V. Au siècle suivant, Shakespeare donna sa version de la bataille dans sa pièce Henri V. Le célèbre dramaturge anglais ne visait pas tant l’exactitude historique que la célébration du courage anglais. Dans l’Angleterre d’Elisabeth I, il fallait enflammer les esprits et nourrir le sentiment patriotique naissant. Les Français retinrent de cette bataille que la perfide Albion avait fait fi des règles de la guerre en massacrant sauvagement le ban et l’arrière ban de la noblesse française faits prisonniers durant la bataille. Olivier Greif fournit la clé d’interprétation de cette œuvre6
Elles forment toutefois comme une grande arche au-dessus de la Sonate tout entière, renforçant à la fois son unité structurelle et son caractère de vaste méditation sur la guerre et sur la mort.
Succédant à l’ample rhapsodie du premier mouvement, le second – intitulé Chaconne – sonne comme un réveil. Mais c’est un réveil des morts, et j’ai songé à lui donner le sous-titre de Danse des Morts. J’ai eu, en le composant, la vision des morts d’Azincourt revenant sur le champ de bataille sous la forme de squelettes et se livrant une nouvelle fois un combat sans pitié.
Pour élaborer le long adagio plaintif qui constitue le troisième mouvement de la Sonate, je me suis inspiré d’un chant du ghetto de Varsovie, qui lui donne son sous-titre “Shtil, di nacht is ojsgesternt” (« Silence, la nuit est peuplée d’étoiles »). Ce mouvement apparaît nettement comme un hommage aux victimes de l’Holocauste.
C’est toujours Shakespeare qui inspire Olivier Greif dans le quatuor à cordes n° 2 avec trois sonnets de son recueil des textes poétiques. Le Baryton Alain Buet est l’interprète vocal (ensemble Syntonia pour les cordes).
Sonate de Requiem
Œuvre majeure d’Olivier Greif (1992), elle invite à réfléchir sur la mort. La première version, bien plus longue, avait été écrite en 1979 à la suite de la mort de la mère du compositeur. En 1992, il modifia en profondeur la composition, réduisant la durée quasiment de moitié. Voici ce qu’en disait Olivier Greif7
La Sonate de Requiem est une méditation sur la mort, vue sous trois aspects principaux. En premier, la mort comme perte. Perte de la vie pour celui qui s’en va, perte de l’être cher pour ceux qui restent. En second, la mort comme voyage. L’âme du défunt, quittant peu à peu les “régions terrestres” (dont elle discerne encore les musiques), traverse les plans successifs de conscience qui la séparent de son séjour ultime. Enfin la mort comme contemplation. L’âme, arrivée au terme de son ascension, fait face à sa Source et s’y laisse absorber.
Office des naufragés
C’est l’une des œuvres les poignantes d’Olivier Greif (1998). Inachevé, l’opus mélange textes et musique, avec le thème récurrent chez Greif du génocide juif durant la seconde guerre mondiale. Voici ce qu’il en disait8 :
Le mot “Office” est à prendre au sens liturgique. Il indique mon souhait de créer ici une œuvre de musique quasi-religieuse, une sorte de rituel dont l’ordonnancement formel échappe au cadre de la musique pure. (…) Les “naufragés” dont il est question ici, c’est nous, ce sont les êtres humains. Je suppose que je vois la vie terrestre comme un naufrage, dont l’issue – pouvant aller de l’anéantissement dans les flots sombres de la douleur à l’abordage sur une île aux rives idylliques – dépend de notre volonté et de notre destin.
Trio
Autre pièce virtuose (1998) d’Olivier Greif pour piano, violon et violoncelle, elle a été interprétée au moins à deux reprises pour le disque : celui de Pascal Amoyel et Emmanuelle Bertrand chez Harmonia Mundi (2006) et Jan Orawiec, Dimitri Maslennikov et Jonathan Benichou chez Triton (2003) dans un disque réunissant un trio de Chostakovitch (trio n° 2, opus 67) et le trio de Greif. La réunion est judicieuse car Greif n’a pas caché avoir tiré son inspiration dans le langage épuré du grand compositeur russe. Voici ce qu’il en disait9 :
Le titre De profundis a beau ne désigner que son premier mouvement, il donne pourtant sa couleur émotionnelle à l’œuvre tout entière (dont il fut pendant un temps le sous-titre général) : celle d’un absolu désespoir, à peine adouci vers son terme. Pour autant, ce désespoir n’est pas une finalité en soi, mais – à l’instar de ce qui est dit dans le Psaume 130 – un moyen de tendre vers Dieu et de l’atteindre. Aussi noir qu’il soit, ce désespoir est un absolu. A ce sujet, je reprendrais volontiers à mon compte cette phrase d’Albert Camus dans L’Énigme : “Au centre de notre œuvre, fût-elle noire, rayonne un soleil inépuisable” (…) [Le final] se présente comme une progression ininterrompue vers l’éclat et la lumière. Son monothématisme est brisé par l’apparition – au piano d’abord, puis (quelques mesure avant la fin de l’œuvre, en un ultime geste de victoire) aux instruments à cordes – d’un thème que m’a inspiré une ancienne chanson française, ce qu’il est convenu d’appeler une “maumariée”, c’est-à-dire une chanson traitant d’un femme mal mariée à un époux soit jaloux, soit brutal, soit âgé, soit encore impuissant : “Mon mari est bien malade.” L’œuvre s’achève sur une coda brillante et affirmative, qui reprend à son compte la péroraison du De profundis.
Meeting of the waters
Le disque est le recueil quasi intégral des opus pour piano et violon, à savoir les trois sonates pour piano et violon, les trois pièces pour violon et piano, les variations on Peter Philips “Galiarda Dolorosa”, et l’adagio. Le disque paru chez Triton en réunit deux interprètes, Stéphanie Moraly (violon) et Romain David (piano), spécialistes de la musique de chambre française du XIXe et XXe siècles. Le titre de l’album vient de la sonate n° 3, intitulée la rencontre des eaux (the meeting of the waters) et inspirée d’une chanson de Thomas Moore, qui y décrit le val d’Avoca en Irlande, où se rencontrent les eaux de deux rivières. Voici ce qu’il en disait10 :
En fait, tout ce mouvement, et sans doute toute cette Sonate, sont placés sous le signe de l’ambiguïté et de (l’impossible ?) synthèse des contraires. A mes yeux, la “rencontre des eaux” prend ici une valeur plus large que celle – strictement poétique et sentimentale – que lui donne Moore, qui décrit un vallon où se rejoignent deux rivières. La “rencontre des eaux”, c’est aussi la rencontre des cultures, des peuples, des musiques, des époques, des lieux, toutes choses dont les deux mouvements de cette Sonate se veulent un témoignage. Ultimement, et cela seul m’importe, ce titre exprime l’unité indivisible de la création à travers la diversité de ses manifestations.
Rêve du monde
Il s’agit d’une compilation d’œuvres d’Olivier Greif en deux cd, couvrant à la fois des opus de jeunesse (la suite pour piano de 1961, à onze ans !) et des compositions tardives. La particularité est qu’Olivier Greif interprète lui-même, au piano, ses œuvres. Les enregistrements ont été réalisés lors d’émissions radiophoniques de 1961 à 1997.. Le titre du double album est tiré de la sonate pour piano « le rêve du monde » (1993), un rêve tellement sombre qu’il en est un cauchemar, marquant la prise de conscience du drame vécu par son père, déporté à Auschwitz, et de millions d’autre dans l’enfer concentrationnaire. Cette sonate a été conçue en une succession de cycles, reflétant ainsi l’expérience mystique d’Olivier Greif (il a été très influencé par la spiritualité indienne). Voici ce qu’il en disait11.
Comme toujours chez moi, l’expérience extatique s’exprime par des motifs circulaires, rappelant ces roues de lumière qui s’imbriquent les unes dans les autres, telles que Dante les évoque pour nous dans les pages ultimes de sa Divine Comédie. Morceau hymnique, dont la conclusion abrupte et un tant soit peu pessimiste n’a pas valeur de message. Notre terre est ainsi. Elle donne ce à quoi l’on ne s’attend pas et elle reprend ce à quoi l’on s’est attaché.
L’œuvre d’Olivier Greif est à de rares reprises plus légères. Pour célébrer le voyageur et écrivain américain Paul Bowles, Greif reprend deux de ses textes « Once a Lady was Here » datant de 1946, quand l’auteur s’essayait à la composition musicale. Petite pépite que je reproduis ici.
Références
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Concerto pour violoncelle et Sonate de Requiem par Demarquette (2010), Accord
Le Rêve du Monde: sonates pour piano et violon et piano, cantates, par O. Greif et autres interprètes (2010), INA mémoire vive
Meeting of the Waters: Intégrale de l’œuvre pour violon et piano, Stéphanie Moraly et Romain David (2010), Triton
Quatuor n° 2 et The Battle of Agincourt par l’ensemble Syntonia (2010), Zigzag Territoires
Sonate de Requiem et Trio par P. Amoyel et E. Bertrand (2006), Harmonia Mundi
Office des Naufragés par l’ensemble Accroche Note (2005), Triton
Trios Greif & Chostakovitch (2003), Triton
Liens
Notes
[1] il s’agit de la première strophe d’un poème liturgique protestant tiré d’un texte de Lazarus Spengler (1524) :
Durch Adams Fall ist ganz verderbt
menschlich Natur und Wesen
(…)
Par la chute d’Adam tout a été corrompu
La nature humaine et son être
[2] Catalogue des œuvres d’Olivier Greif
[3] Biographie d’Olivier Greif
[4] Paul Valéry, la soirée avec monsieur Teste, revue du Centaure, 1896. Le texte a été étendu par la suite par l’auteur.
[5] Gérard Condé, Olivier Greif chants de l’âme, Diapason, 580 (mai 2010) pp. 58-63.
[6] http://www.oliviergreif.com/catalogue/sonate_pour_2_violoncelles_the_battle_of_agincourt
[7] http://www.oliviergreif.com/catalogue/sonate_de_requiem_2me_version
[8] http://www.oliviergreif.com/catalogue/loffice_des_naufrags
[9] http://www.oliviergreif.com/catalogue/trio
[10] http://www.oliviergreif.com/catalogue/sonate_pour_violon_et_piano_n_3_meeting_of_the_waters
[10] http://www.oliviergreif.com/catalogue/sonate_pour_piano_n_20_le_reve_du_monde