e titre « l’art orphique » interroge. Qu’ont voulu nous dire les interprètes ? Dans la mythologie grecque, Orphée était un aède de Thrace, fils de Calliope muse de la poésie. Son art de la lyre était tel qu’il était capable de charmer les animaux, dont Cerbère le gardien des Enfers, et animer même les pierres. Il est surtout associé aux mythes d’Eurydice1 et de la toison d’or2.
Dans « la naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique », un essai mal accueilli en son temps et pas simple à lire de nos jours, Nietzsche avançait que deux forces tirèrent l’art grec dans des directions opposées. Nietzsche les associa aux dieux Dionysos et Apollon : l’esprit dionysiaque traduit les forces primitives et brutales de la nature, le lien avec la terre, mais aussi la violence. Il anime la tragédie et la musique. À l’opposé, l’esprit apollinien reflète l’ordre, l’harmonie, la beauté, la rationalité et la domestication de la force brute. Il anime la philosophie socratique et la sculpture.
Orphée charmant les animaux, mosaïque trouvée à Vienne (Isère, France), fin IIe siècle EC, musée de Saint-Romain-en-Gal.
Au tournant essentiel que constitue la renaissance, la musique change radicalement (comme les autres arts). À la musique liturgique et au chant polyphonique succède l’opéra, et ce n’est sans doute pas un hasard si le premier opéra qui nous soit parvenu est l’Orfeo de Monteverdi (1607). Les lignes mélodiques dans les opéras permettent de mettre en scène les tragédies, d’exprimer la diversité des sentiments, la pluralité des personnages et des devenirs là où le chant polyphonique amalgame les caractères singuliers pour les fondre dans le chœur, et chante l’ordre divin, l’Un. La renaissance marque un regain vif d’intérêt pour l’antiquité, et la tragédie en particulier (peut-être en écho aux troubles de l’époque, les guerres de religion, les pestes). Les musiciens de la Renaissance avaient un certain choix dans les tragédies, les récits épiques et mythes de l’antiquité. Si de nos jours l’épopée d’Ulysse viendrait sans doute en tête chez la plupart de nos contemporains, elle n’a pas constitué un thème majeur au XVIIe et XVIIIe siècles. En revanche, les drames d’Orphée, Eurydice, et Médée sont bien plus fréquemment mis en musique à cette époque. Naturellement, c’est probablement le contenu dramatique qui intéressait au premier chef Monteverdi et ses consorts. Mais, avec le recul du temps, on pourrait y avoir la figuration d’un autre message. Orphée jette un pont entre l’art dionysiaque et l’art apollinien. L’art orphique serait la fusion de l’harmonie apollinienne et des forces démiurgiques de Dionysos, et peut-être l’étape vers un nouvel art dépassant le cadre humain3.
Par « art orphique », il est plus probable que Chantal Santon-Jeffery ait voulu insister sur le grand art d’Orphée, le poète musicien qui pouvait envouter créatures terrestres et infernales, divinités, arbres et pierres. Un art qui touche au plus profond de celui qui écoute. L’album réunit des compositions de Marc-Antoine Charpentier, Henry Purcell, Louis Couperin, John Blow, et Jacques Champion de la Charbonnières. Ils partagent le fait d’être contemporains (fin du XVIIe siècle) et musiciens du roi (sauf Louis Couperin, qui refusa la charge), le très absolu Louis XIV en France et Charles II et Jacques II (dans son court règne) en Angleterre. Le choix des compositions et l’agencement font merveille. Les interprètes Violaine Cochard (clavecin), François Joubert-Caillet (viole de gambe), Thomas Dunford (archiluth), et Stéphanie-Marie Degand (violon) accompagnent admirablement la soprano Chantal Santon-Jeffery.
Notes
[1] Eurydice était son épouse. Mordue par un serpent le jour de ses noces, elle en mourut. Elle errait dans les Enfers quand Orphée se décide d’aller la chercher. Touché et poussé par son épouse Perséphone, Hadès, dieu des Enfers, consentit à la laisser repartir sous la condition expresse qu’il ne la regardât pas tant qu’ils ne seraient pas retournés dans le monde des vivants. Par inadvertance, et pour des motifs qui varient selon les variantes du mythe, il se retourna et perdit sa bien-aimée pour la seconde fois (et à jamais). L’interdit du regard en arrière (et du retour en arrière) se retrouve ailleurs, par exemple dans la Bible, lorsque Dieu proscrit à Loth de se retourner tandis qu’il détruit Sodome et Gomorrhe (seule sa femme enfreint l’instruction divine, et est transformée en statut de sel). Punition pour avoir violé le serment ? Impossibilité d’entrapercevoir un réel atroce (les Enfers, Sodome en feu) ? Nécessité d’aller de l’avant sans se retourner ?
[2] Dans le poème épique grec « Argonautiques orphiques », Orphée joue un rôle dans la quête de la toison d’or par Jason et les Argonautes. Tel Ulysse attaché au mât de son navire, Orphée déjoua les sirènes en jouant de sa harpe. La musique d’Orphée brisa le charme mélodique des sirènes et les Argonautes purent continuer leur route. La musique d’Orphée balaie les obstacles.
[3] Au début du XXe siècle l’orphisme représente le passage de l’art figuratif à l’art cubique, dont Robert Delaunaye (avec son épouse Sonia) est le chef de file. Le mot vient du poète Guillaume Apollinaire, dont le nom semblait le prédestiner à la poésie. Dans son recueil « Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée » publié en 1911, Apollinaire marie gravures de Raoul Duffy et textes poétiques. Rêvant de parvenir à un langage pur et abstrait comme la musique, Apollinaire expérimentait les mélanges entre l’art pictural et la poésie, dont les calligrammes sont sans doute la forme la plus connue.
Extraits
Référence
Chantal Santon-Jeffery, Violaine Cochard, François Joubert-Caillet : L’art orphique de Charpentier et Purcell, Agogique, 2014.