À la fin des années 1980 et début des années 1990, la scène rock française me semblait désespérément vide. Certes, il y avait des groupes comme Bérurier Noir, les Garçons Bouchers, ou Mana Negra, et localement des groupes comme les De Medicis à Grenoble. Mais il n’y avait rien qui me provoquât une émotion. Elle fallait aller la chercher de l’autre côté de l’Atlantique ou de la Manche. Les icônes du label 4AD comme Pixies occupaient mon espace musical, puis vint Noir Désir. La musique du groupe a rythmé la vie de toute la famille au point que les premiers mots de ma fille ne furent pas « maman », mais « à ton étoile ».
Rapidement Bertrand Cantat mûrit son projet artistique. Après un premier album bon mais sans grande saveur (« Où veux-tu qu’je r’garde ? ») en 1987, suivit l’album « Veuillez rendre l’âme (à qui elle appartient) » en 1989, dont le titre « Aux sombres héros de l’amer » connut un grand succès. Il fut même classé au Top 50. Ce fut à ce moment que je m’intéressa ¬– comme tant d’autres – au groupe. On était encore à l’époque des cassettes à bande et des baladeurs. Le mien me suivait en montagne, où j’écoutais Noir Dez’ tout en dévorant Dostoïevski les après-midis de farniente au refuge.
Où veux-tu qu’je r’garde ?
Veuillez rendre l’âme (à qui elle appartient)
Le premier album de la maturité fut « du ciment sous les plaines (1991). Si le précédent album pouvait faire craindre une évolution commerciale, celui-ci nous ramène vers le rock pur et dur, presque « underground ». L’essai est confirmé avec Tostaky (1992). Le titre est presque un souvenir de vacances en Amérique centrale de Cantat (c’est la contraction de « todo está aquí »). Des vacances quelques peu forcées à cause des problèmes de voix de Cantat. Le style Noir Désir s’affirme : son saturé, plus de guitare, des tournures en forme de slogan plus fréquentes.
Du ciment sous les plaines
Tostaky
Avec 666.667 (sorti en 1996), le groupe approche de son firmament. L’album devient plus engagé politiquement, notamment avec « à ton étoile » dédié au sous-commandant Marcos (en révolte au Mexique pour protéger les droits des indigènes) et « un jour la France » décriant la montée du Front National
Au bistrot comme toujours
Il y a les beaux discours
Au poteau les pourris, les corrompus aussi
Dents blanches et carnassiers
Mais a la première occasion
Chacun deviendrait le larron
De la foire au pognon oui qui se trame ici
Allez danse avec Johnny
Se rappellent de la France
Ont des réminiscences
De l’ordre, des jeux, d’l’essence
Quand on vivait mieux
Il y avait Paul et Mickey
On pouvait discuter mais c’est Mickey
Qui a gagné
D’accord, n’en parlons plus
Un autre jour en France
Des prières pour l’audience
Et quelques fascisants autour de 15 %
Charlie défends-moi !!!
C’est le temps des menaces
On n’a pas le choix pile en face
Et aujourd’hui je jure que rien n’se passe
Toujours un peu plus
FN Souffrance
Qu’on est bien en France
C’est l’heure de changer la monnaie
On devra encore imprimer le rêve de l’égalité
On n’devra jamais supprimer celui de la fraternité
Restent des pointillés…
En 2001, Noir Désir sort son dernier album « des visages et des figures ». L’engagement y apparaît encore comme plus marqué, notamment dans la dernière chanson avec Brigitte Fontaine intitulée « L’Europe », qui dénonce la mondialisation et les grands discours qu’on nous sert :
Les sangliers sont lâchés
Je répète :
les sangliers sont lâchés.
Les petits patrons font les grandes rivières de diamant.
Deux fois.
Les roses de l’Europe sont le festin de Satan.
Je répète :
les roses de l’Europe sont le festin de Satan.
Nous travaillons actuellement pour l’Europe (quater)
Voire pour le monde.
Chère vieille Europe, cher vieux continent, putain autoritaire,
aristocrate et libertaire, bourgeoise et ouvrière,
pourpre et pomponnée de grands siècles et colosses titubants.
Regarde tes épaules voûtées, pas moyen d’épousseter d’un seul geste,
d’un seul, les vieilles pellicules, les peaux mortes d’hier et tabula rasa…
D’ici on pourrait croire à de la pourriture noble et en suspension.
Il flotte encore dans l’air de cette odeur de soufre. Sale vieille Europe,
celle qui entre deux guerres et même encore pendant caressait pour son bien
le ventre des pays de ses lointains ailleurs et la bite à la main
arrosait de son sperme les sexes autochtones.
On se relève de ça ? On se relève de tout même des chutes sans fond.
Nous avons su monter nous avons su descendre, nous pouvons arrêter
et nous pouvons reprendre…
Europe des lumières ou alors des ténèbres ;
à peine des lucioles dans les théâtres d’ombre.
A peine une étincelle dans la nuit qui s’installe et puis se ressaisit,
et puis l’aube nouvelle, après les crimes d’enfance,
les erreurs de jeunesse on n’arrache plus les ailes des libellules d’or.
Nous travaillons actuellement pour l’Europe.
Voire pour le monde.
Amnistie, amnistie ou alors amnésie, qu’est-ce que vous voulez que ça foute,
de toutes façons il faut bien avancer, pressons le pas camarade
et puis réalisons, réalisons, il en restera toujours quelque chose. Allez !
Matérialiste alors ça fait qu’au moins on est sûr de ne pas se tromper,
et du tangible alors jusqu’à l’indigestion, du rationnel alors
et jusqu’à en crever, des logiques implacables mais toujours pas de sens…
Eh princesse de l’Histoire dans sa marche forcée,
on finit par se perdre en passant sous tes arches multiséculaires.
Voire pour le monde.
Nous travaillons actuellement pour l’Europe.
On est passé de tes arcanes passées, passé de tes arcanes passées,
on est passé de tes arcanes passées, aux charmes technocrates…
Alors l’Europe alors l’Europe alors l’Europe.
Bruxelles, Schengen, Strasbourg, Maastricht, PIB, PIB, CEE, Euratom, OCDE et GATT.
Protégez-nous marché de cet AMI commun d’un monde si petit.
Euromonnaie unique, Nasdaq et CAC 40, orgiaque, idyllique, faites de la poésie,
soutenez la culture, produisez du spectacle et de l’entertainment
comme on dit chez nos frères d’outre Atlantique et toc anciens Européens,
nouveaux maîtres du monde pendant que le dragon asiatique rêve, fait ses étirements,
il est beau et puissant, crache du feu gentiment.
Pendant qu’Ernest Antoine Seillière fait son apparition et nous déclare sa flamme
il nous aime et nous dit :
« Nous ne sommes pas comme les politiques soumis à la pression de la rue. »
Et on entend au loin résonner les clameurs de la foule,
les beaux mouvements d’ensemble, les défilés glorieux et puis la lutte des classes.
Et maintenant c’est sérieux, eh bébé, c’est sérieux, on ne croit plus en rien,
nous montons de toutes pièces ce business et basta, on chevauche pas Pégase
ça c’était pour l’extase c’est fini.
Extension, expansion si possible, mais pas de rêve à porter seulement des dynamiques.
D’abord la thune, bébé et le reste suivra et le reste viendra c’est ce qu’on dit
je crois en cette époque-là bénie des globophages.
Chère vieille Europe, ta tête connaît à peine tes jambes qui souvent
ne comprennent pas tes bras comment ça marche encore déjà.
Comment ça marche un corps étranger à son corps on n’sait pas on s’en fout
on s’embrasse quand même et puis on a raison.
Sale vieille Europe, te souviens-tu de la force brutale, occident mal luné,
guerre brûlante, guerre froide, et enfin de guerre lasse et enfin de guerre lasse.
Nous travaillons actuellement pour l’Europe.
En veux-tu en voilà des écoles de la performance et voilà des patrons
créateurs du global business dialogue ou electronic commerce
pour s’asseoir en gloussant sur toutes les exceptions à commencer
par ce truc machin culturel.
Histoires de producteurs et de consommateurs, du producteur au consommateur,
du producteur au consommateur, et des intermédiaires à plus savoir qu’en foutre,
toute ton âme s’est usée sur ce chemin sans fin et sur ce va-et-vient on y va,
nous aussi, profiter, pas de raison, après tout ça ira,
on n’en aura pour tout le monde, y’en aura pour tout le monde,
on a dit pour tout le monde, pour tout le monde, pour tout l’monde et mon cul !
À quelle hauteur vas-tu ériger tes remparts ?
Où vas-tu repousser tes nouveaux murs d’enceinte ?
Quelque chose est resté en travers de la gorge et nous voulons cracher
c’est la moindre des choses mais vous pouvez, madame,
vous adresser à nous car tout n’est pas perdu non tout n’est pas perdu
de vos mythes d’aurore ici le soleil brille pour tous et on y croit.
Nous travaillons actuellement pour l’Europe.
Voire pour le monde.
Quelque chose est resté en travers de la gorge et nous voulons cracher
c’est la moindre des choses mais vous pouvez, madame,
vous adresser à nous car tout n’est pas perdu non tout n’est pas perdu
de vos mythes d’aurore ici le soleil brille pour tous et on y croit.
La vérole sur vos gueules
Je répète :
la vérole sur vos gueules.
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée
ne sont plus entendus au banquet des banquiers.
Une fois.
La marmite de l’ermite est remplie de rubis.
Je répète :
la marmite de l’ermite est remplie de rubis.
La vieille Europe est la maquerelle des ballets roses.
Deux fois.
Quand les sirènes se taisent, les rapaces gueulent.
Le rouge et le noir des tortures sont les fleurs du mal.
Je répète :
le rouge et le noir des tortures sont les fleurs du mal.
Le jour de l’Occident est la nuit de l’Orient.
Deux fois.
Le jour de l’Occident est la nuit de l’Orient.
Je ne suis pas chauvine mais la France est quand même la reine des fromages.
Tryphon Tournesol est un zouave.
Six fois.
Le sang versé est la tasse de thé des géants de la foire.
Deux fois.
Il pleut des cordes sur la Concorde.
Il pleut des cordes sur la Concorde.
Les petites filles modèles sont les élues de l’Europe.
Je répète :
les petites filles modèles sont les élues de l’Europe.
Merde à la sûreté.
Deux fois.
La folie des grandeurs tue les merles moqueurs.
Je répète :
la folie des grandeurs tue les merles moqueurs.
Si vous ne trouvez plus rien cherchez autre chose.
Paix en Suisse.
Je répète :
paix en Suisse.
Les noces de sang incendient l’horizon.
Deux fois.
Le rimel de l’Europe coule sur les plastrons.
Deux fois.
La vie commence maintenant, et maintenant, et maintenant.
L’Europe est une petite déesse mortelle.
Deux fois.
L’enfance de l’art est un lever de soleil.
Je répète :
l’enfance de l’art est un lever de soleil.
Nous travaillons actuellement pour l’Europe…
666.667 Club
Des visages des figures
Intermède
La très touchante Sophie Hunger interprète « le vent nous portera » (dans son album 1983).
Il faut aussi signaler le très beau duo entre Bashung et Cantat dans « Volontaire » (coécrit avec S. Gainsbourg).
Le drame
En juillet 2003, alors qu’il est en tournée en Lituanie, il tue au cours d’une dispute sa compagne, l’actrice Marie Trintignant. Il est condamné par la justice lituanienne à 8 ans. En 2004, il est transféré dans une prison française, dont il sort en 2007. Un autre drame le frappe en 2010 : le suicide de sa femme Krisztina Rády. Bertrand Cantat est vu comme le symbole des conjoints violents. Il meurt en moyenne chaque années 130 femmes sous les coups de leur conjoint. Les campagnes dans la presse et les mouvements associatifs se montrent particulièrement virulents. Au nom de la morale, on demande à Cantat de se taire. Pendant des années, il fait profil bas. Et les rares apparitions publiques sont l’objet de vives polémiques. En 2011, à l’invitation de Wajdi Mouawad, il monte le spectacle « Chœurs » avec Pascal Humbert (bassiste), Bernard Falaise (guitariste) et Alexander MacSween (batteur). Il s’agit de la mise en musique (rock) de différents textes de Sophocle. Le résultat est superbe. La chanson « rien n’est plus redoutable que l’homme » illustre le parfois accord entre un texte (vieux de 2500 ans), la musique, et l’interprétation magistrale de Cantat :
Il est ici-bas des choses bien redoutables
Mais nulle qui soit plus redoutable que l’Homme
Il est l’être qui s’élance sur la mer grise, poussé par le vent du midi,
Porteur d’orage et qui fend les flots mugissants autour de lui,
Il est cet être qui harcèle sans cesse,
La déesse suprême, la Terre, la Terre impérissable, la Terre infatigable,
Qu’année après année, il va tournant et retournant,
Le peuple étourdi des oiseaux,
Les hardes de bêtes féroces
Qui hantent la forêt profonde,
Les habitants des eaux marines,
L’homme industrieux les capture,
Par ses engins, il soumet à sa loi
Les animaux errants des champs et des montagnes.
Paroles, pensées rapides comme le vent,
Aspirations à créer des cités,
Il s’est appris à lui-même tout cela
Ainsi qu’à se soustraire aux gels et aux averses,
Si durs aux êtres qui n’ont que le ciel pour toit.
Plein de ressources, il ne se trouve démuni contre rien de ce qui peut arriver,
À la mort seule, à la mort seule il ne peut échapper,
Quand bien même il a inventé des remèdes aux maladies réputées incurables.
Détenteur d’un savoir dont les productions ingénieuses dépassent toute espérance,
Il s’engage tantôt sur le chemin du bien, tantôt sur le chemin du mal.
S’il s’est apparié les lois du pays et la justice des dieux qu’il a juré de respecter,
Qu’il s’élève au plus haut rang de notre cité.
Mais qu’il en soit banni, si l’audace le pousse à défier l’ordre établi,
Qu’il n’ait plus place aucune dans notre foyer, non plus que dans mes pensées.
Toujours en 2011, il monte le groupe Détroit avec Pascal Humbert. En 2013, Détroit sort son seul et unique vrai album « Horizons ». La pression politico-poétique qui était la marque de fabrique de Noir Désir laisse place à un rock plus introspectif.
En 2017, il sort avec Pascal Humbert l’album « Amor fati », locution latine introduite par Nietzsche (l’amour du destin, souvent compris comme l’acceptation de son sort). À titre personnel, je l’ai écouté sur Deezer, mais je ne l’ai pas acheté. La musique a perdu sa vigueur, les paroles sont creuses, l’émotion n’est pas là. Il y a 20 ans, il dénonçait la mondialisation, là le sort des réfugiés :
Tu peux crever dans la jungle
On n’ a rien à foutre de ta gueule
Tu vas rester planté là
(in L’Angleterre). Cela ressemble un peu à Renaud et Mme Thatcher, une attaque de l’Angleterre et de son dogme libéral. Là aussi, on sent une colère à bout de souffle. Selon la presse1, il a mis fin à sa carrière en juillet 2018.
Références
- Noir Désir : Où veux-tu qu’je r’garde ? 1987, Barclay.
- Noir Désir : Veuillez rendre l’âme (à qui elle appartient), 1989, Barclay.
- Noir Désir : Du ciment sous les plaines, 1991, Barclay.
- Noir Désir : Tostaky, 1992, Barclay.
- Noir Désir : 666.667 Club, 1996, Barclay.
- Noir Désir : Des visages des figures, 2001, Barclay.
- Bertrand Cantat : Choeurs, 2011, Actes Sud.
- Détroit : Horizons, 2013, Barclay.
- Détroit : La Cigale (live), 2014, Barclay.
- Bertrand Cantat : Amor fati, 2017, Barclay.
Note
[1] D’après le Figaro (en date du 1er août 2018), Cantat a annulé la tournée de son album et dit se retirer.